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vendredi 26 septembre 2014

« NOUS ASSISTONS À L’ÉCROULEMENT D’UN MONDE, DES FORCES IMMENSES SONT SUR LE POINT D’ÊTRE DÉCHAÎNÉES »

NOUS ASSISTONS À L’ÉCROULEMENT D’UN MONDE, DES FORCES IMMENSES SONT SUR LE POINT D’ÊTRE DÉCHAÎNÉES  4

Entretien avec Frédéric Lordon, décembre 2011
Frédéric Lordon est économiste. Il est directeur de recherche au CNRS et chercheur au Centre de sociologie européenne (CSE). Ses derniers ouvrages parus sont D’un retournement l’autre. Comédie sérieuse sur la crise financière. En quatre actes, et en alexandrins (Seuil, 2011), capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza (La Fabrique, 2010) et L’Intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique (La Découverte, 2011) Il a accordé un long entretien à La Revue des Livres fin décembre 2011. Il nous livre ses commentaires et analyses de la crise économique actuelle et de ses origines. Avec un ton incisif et un regard acerbe, il revient sur les causes et effets de la crise elle-même, mais commente également le traitement de l’économie par les médias, la place de l’économie au sein de l’institution universitaire, et l’éventuelle sortie de l’euro. Sonnant le glas du projet néolibéral, l’actualité est, nous dit-il, une occasion unique de changements profonds : un monde s’écroule sous nos yeux.
RdL : Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui est en train d’arriver sous nos yeux, depuis au moins une trentaine d’années, depuis 2008, depuis quelques mois, ces dernières semaines ?
Frédéric Lordon : C’est une leçon de choses historiques. Ouvrons bien les yeux, on n’a pas souvent l’occasion d’en voir de pareilles. Nous assistons à l’écroulement d’un monde et ça va faire du gravât. L’histoire économique, en tout cas celle qui a fait le choix de ne pas être totalement bornée – je veux parler d’auteurs comme Kindleberger, Minsky ou Galbraith – a depuis longtemps médité l’effrayant pouvoir de destruction de la finance libéralisée. Il fallait de puissants intérêts – très évidemment constitués – à la cécité historique pour remettre sur les rails ce train de la finance qui a déjà causé tant de désastres ; en France, comme on sait, c’est la gauche de gouvernement qui s’en est chargée.
De sorte que, à la lumière de ces leçons de l’histoire, on pouvait dès le premier moment de la dérégulation financière annoncer la perspective d’une immense catastrophe, et ce sans pourtant savoir ni où, ni quand, ni comment exactement elle allait se produire. La catastrophe en question aura pris vingt ans pour survenir, mais voilà, nous y sommes. Notons tout de même qu’un scénario que certains avaient envisagé d’assez longue date considérait l’hypothèse de la succession de crises financières sérieuses, rattrapées mais, aucune des contradictions fondamentales de la finance de marché n’étant résolues, enchaînées selon un ordre de gravité croissante, jusqu’à la big one. Sous ce rapport, la première crise de la série n’aura pas pris un an pour se manifester puisque le grand krach boursier se produit en 1987… après le big bang de 1986. Puis elles se sont succédé à intervalle moyen de trois ans. Et nous voilà en 2007. 2007, n’est-ce pas, et pas 2010. Car le discours libéral n’a rien de plus pressé que de nous faire avaler l’idée d’une crise des dettes publiques tout à fait autonome, européenne dans son principe, et imputable à une fatalité d’essence de l’État impécunieux. Or le fait générateur est bien la crise de la finance privée, déclenchée aux États-Unis, expression d’ailleurs typique des contradictions de ce qu’on pourrait appeler, pour faire simple, le capitalisme de basse pression salariale, dans lequel la double contrainte de la rentabilité actionnariale et de la concurrence libre-échangiste voue la rémunération du travail à une compression continue et ne laisse d’autre solution à la solvabilisation de la demande finale que le surendettement des ménages.
C’est cette configuration qui explose dans le segment particulier des crédits hypothécaires [plus connus sous le nom de subprimes] et qui va, en un an, déstabiliser tout le système financier étasunien, puis, interconnexions bancaires obligent, européen, jusqu’au moment Lehman. Là, on est au bord de l’effondrement total et il faut sauver les banques. Je dis « il faut sauver les banques », car la ruine complète du système bancaire nous ramène en cinq jours à l’équivalent économique de l’état de nature. Mais il ne s’agit pas de le sauver et puis rien ! Or c’est ce que font tous les gouvernements, en se contentant à partir de 2009 d’annoncer des projets de re-régulation où le ton martial le dispute à l’innocuité. Trois ans plus tard, la re-régulation financière n’a pas quitté le stade velléitaire – ce qui est tout à fait regrettable car le système bancaire est encore plus vulnérable qu’en 2007, alors que point une crise d’un format très supérieur… Entre-temps, les banquiers remis à flot jurent ne plus rien devoir à la société sous prétexte que la plupart d’entre eux ont remboursé les aides d’urgence reçues à l’automne 2008.
Évidemment, pour rétablir leur bonne conscience en même temps que leurs bilans financiers, il leur faut feindre d’ignorer l’ampleur de la récession que le choc financier a laissée derrière lui. C’est de ce choc même que viennent dans un premier temps l’effondrement des recettes fiscales, l’envol mécanique des dépenses sociales, le creusement des déficits, l’explosion des dettes puis, dans un deuxième temps, les plans d’austérité… réclamés par la même finance qui vient d’être sauvée aux frais de l’État ! Donc, depuis 2010 et l’éclatement de la crise grecque, la finance rescapée massacre les titres souverains sur les marchés obligataires alors qu’elle aurait trépassé si les États ne s’étaient pas saignés pour la rattraper du néant. C’est tellement énorme que c’en est presque beau… Pour couronner le tout, les marchés exigent – et bien sûr obtiennent – des États des politiques de restriction coordonnées qui ont le bon goût de conduire au résultat exactement inverse de celui supposément recherché : la restriction généralisée est telle que les recettes fiscales s’effondrent aussi vite que les dépenses sont coupées, si bien qu’in fine les dettes croissent. Mais l’austérité n’est pas perdue pour tout le monde : son parfait prétexte, « le problème des dettes publiques », aura permis à l’agenda néolibéral d’engranger de spectaculaires progrès, inenvisageables en toute autre circonstance. On l’a déjà compris, la leçon de choses est bien moins économique que politique. Elle est d’ailleurs tellement riche qu’on ne sait plus par quel bout l’attraper. Il y a, d’un côté, l’extraordinaire position de pouvoir conquise par l’industrie financière qui peut forcer les puissances publiques à son secours, puis aussitôt se retourner contre elles dans la spéculation sur les dettes souveraines, et pour finir refuser toute re-régulation sérieuse. Il y a, d’un autre, la force de l’agenda néolibéral qui, inflexible, poursuit sa route au milieu des ruines qu’il a luimême créées : jamais le néolibéralisme n’a connu si prodigieuse avancée qu’à la faveur de… sa crise historique, l’explosion des endettements publics ayant créé une formidable opportunité pour une entreprise de démantèlement de l’État social sans précédent, par plans d’austérité et « pacte pour l’euro » interposés.
Où que le regard se tourne, il ne trouve que régressions phénoménales. Il y a enfin, et peut-être surtout, la crise historique de l’idée de souveraineté, attaquée de deux côtés. Du côté des marchés financiers, puisqu’il est maintenant évident que les politiques publiques ne sont pas conduites d’après les intérêts (seuls) légitimes du corps social, mais selon les injonctions des créanciers internationaux, devenus « corps social concurrent », tiers intrus au contrat social, ayant spectaculairement évincé l’une de ses parties.
Et du côté de la construction européenne, puisque, en « bonne logique », il faut reconduire et approfondir ce qui s’est déjà montré toxique à souhait : en l’occurrence le modèle européen tel qu’il soumet les politiques économiques nationales, d’une part à la tutelle des marchés de capitaux, d’autre part à un appareil de règles dont le durcissement est en train de conduire à la dépossession complète des souverainetés au profit d’un corps de contrôleurs (la Commission) ou de contraintes constitutionnelles (« règles d’or »), et dont il faut simplement imaginer la dépression où elles nous auraient plongés, eussent-elles été appliquées dès 2008 – cellelà même en fait vers laquelle nous nous dirigeons gaillardement…
Mais peut-être la vraie leçon de choses commence- t-elle maintenant seulement car des forces énormes sont sur le point d’être déchaînées. Si, comme on pouvait le pressentir en fait dès 2010 au moment du lancement des plans d’austérité coordonnés, l’échec macroéconomique annoncé conduit à une vague de défauts souverains, l’effondrement bancaire qui s’ensuivra immédiatement (ou qui le précédera par un effet d’anticipation des investisseurs) sera, à l’inverse de celui de 2008, irrattrapable, en tout cas par les États puisque les voilà financièrement sur le flanc ; il ne restera plus que l’alternative de l’émission monétaire massive, ou de l’éclatement de la zone euro si la Banque centrale européenne (et l’Allemagne) se refuse à cette première solution.
En un week-end, nous changerons littéralement de monde et des choses inouïes pourraient se produire : réinstauration de contrôles des capitaux, nationalisations flash, voire réquisition des banques, réarmement des banques centrales nationales – cette dernière mesure signant d’elle-même la disparition de la monnaie unique, le départ de l’Allemagne (suivie de quelques satellites), la constitution d’un éventuel bloc euro-sud, ou bien le retour à des monnaies nationales. Quand cette conflagration surviendra-t-elle ? Nul ne peut le dire avec certitude. On ne peut exclure qu’un sommet européen parvienne enfin à taper suffisamment fort pour calmer un moment la spéculation.
Mais ce temps gagné n’empêchera pas la macroéconomie de faire son oeuvre : lorsque s’imposera, d’ici six à douze mois, le constat de la récession généralisée, elle-même résultat de l’austérité généralisée, et que les investisseurs verront monter irrésistiblement le flot des dettes publiques supposées devoir être arrêtées par les politiques restrictives, la conscience de l’impasse totale qui se fera à ce moment entraînera les opérateurs à nommer eux-mêmes une « capitulation », c’est-à-dire une ruée massive hors des compartiments obligataires et, par le jeu des mécanismes de propagation dont la finance libéralisée a le secret, une dislocation totale des marchés de capitaux tous segments confondus.
Et pendant ce temps les tensions politiques s’accumulent – jusqu’au point de rupture ? Comme tous les seuils critiques du monde social-historique, on ne sait pas ex ante où il se trouve ni ce qui détermine son franchissement. La seule chose qui soit certaine est que la dépossession généralisée de la souveraineté (par la finance, par l’Europe néolibérale) travaille en profondeur les corps sociaux et qu’il s’en suivra nécessairement quelque chose – et là encore on ne sait pas quoi. Le meilleur ou le pire. On sent bien qu’il y aurait matière à réécrire une version actualisée de La Grande Transformation de Polanyi, en reprenant cette idée que les corps sociaux agressés par les libéralismes finissent toujours par réagir, et parfois brutalement – à proportion, en fait, de ce qu’ils ont préalablement enduré et « accumulé ».
Dans le cas présent, ce n’est pas tant la décomposition individualiste corrélative de la marchandisation de la terre, du travail et de la monnaie qui pourrait susciter cette violence réactionnelle, mais l’insulte répétée faite au principe de souveraineté comme élément fondamental de la grammaire politique moderne. On ne peut pas laisser les peuples durablement sans solution de souveraineté, nationale ou autre, peu importe, faute de quoi ils la récupéreront à toute force et sous une forme qui éventuellement ne sera pas belle à voir.
RdL : La « crise de la dette » est d’abord une crise de la zone euro, où les déséquilibres s’accumulaient et que la crise financière a déstabilisée. Il s’agit donc d’une crise monétaire, de façon encore latente (car l’euro n’a pas encore dévissé ni explosé) mais évidente. Le probable effondrement de l’euro pourrait prendre plusieurs formes : une forme atténuée, avec la création de deux zones monétaires – selon un partage entre le Nord et le Sud (dont la France) ou entre le centre (dont la France) et la périphérie –, ou une forme plus dramatique, avec la pulvérisation générale de l’euro et le retour à dix-sept monnaies nationales. La monnaie étant une construction politique, la question qui se pose est d’ordre politique : à quelles conditions (politiques) cet effondrement pourrait ne pas provoquer le triomphe des affects nationalistes et xénophobes, mais au contraire favoriser un rapprochement de(s) (certains) peuples pour de nouvelles constructions (monétaires, financières, budgétaires, politiques…) solidaires ? Si la sortie de l’euro est aujourd’hui probable, comment (bien) en sortir ?
FL : Je serais d’abord assez tenté de reprendre les termes mêmes de la question pour souligner ce paradoxe que ce qu’on nomme la « crise de l’euro », précisément, n’est pas en première instance une crise monétaire. L’une des particularités des événements actuels tient au fait que la monnaie européenne ne fait l’objet d’aucun rejet, ni de la part des résidents de la zone ni des investisseurs internationaux, comme en témoigne le fait que la parité euro-dollar se maintient à quelques fluctuations près. En tout cas voilà le fait : il n’y a pas (pour l’heure…) de fuite devant l’euro, ni interne ni externe. Y en aurait-il une qu’elle ne serait que le développement terminal d’une crise dont la nature en fait est autre.
Mais alors que peut-elle être si elle n’est pas stricto sensu monétaire ? La réponse est qu’il s’agit d’une crise institutionnelle. C’est le cadre institutionnel de la monnaie unique, comme communauté de politiques économiques, qui est menacé de voler en éclats consécutivement à des crises financières ayant pour épicentres les dettes publiques et les banques. Si l’euro explose, ce sera à la suite de défauts souverains tels qu’ils entraîneront immédiatement un effondrement bancaire – à moins que celui-ci ne se produise tout seul, par pure et simple anticipation des premiers. Dans tous les cas, le cœur de l’affaire sera une fois de plus le système bancaire et l’impossibilité de le laisser aller à la ruine sans autre forme de procès – proposition dont il faut sans cesse redire qu’elle n’est pas équivalente à « le remettre sur les rails et le faire repartir pour un tour » ; j’en profite donc pour ajouter qu’après m’avoir fait longtemps très peur, la perspective de cet effondrement m’est presque devenue agréable, car l’occasion serait enfin créée d’abord de nationaliser intégralement le secteur bancaire par saisie pure et simple, puis de le faire muter sous l’espèce d’un « système socialisé du crédit 1 ».
Si donc nous nous plaçons dans l’hypothèse de l’effondrement bancaire, la question est de savoir quelle est, en l’absence des États, eux-mêmes ruinés, l’institution capable d’organiser le redressement financier des banques pour leur faire reprendre leur activité de fourniture de crédit. Dans cette configuration, il n’en reste plus qu’une : la banque centrale européenne. Elle ne devrait pas seulement leur assurer un soutien de liquidité (ce qui est déjà le cas) mais les débarrasser de leurs actifs dévalorisés et les recapitaliser, et enfin garantir les dépôts et les épargnes. Inutile de dire qu’à l’échelle du secteur bancaire entier, c’est une opération de création monétaire massive à laquelle il faudra consentir. La BCE y est-elle prête ? Sous influence allemande, il est à craindre que non.
Or l’urgence extrême de restaurer dans leur intégrité les encaisses monétaires du public et de rétablir le fonctionnement du système des paiements appellera une action dans la journée ! C’est dire que les longues tergiversations pour « parler à nos amis allemands » ou renégocier un traité auront depuis belle lurette disparu de la liste des solutions pertinentes. Face à ce qu’il faut bien identifier comme des enjeux vitaux pour le corps social, un État, confronté au non-vouloir de la BCE, prendrait immédiatement la décision de réarmer sa propre banque centrale nationale pour lui faire émettre de la monnaie en quantité suffisante et reconstituer au plus vite un bout de système bancaire en situation d’opérer.
Observant alors au coeur de la zone une ou des source(s) de création monétaire hors de contrôle, c’est-à-dire une génération d’euros impurs, susceptible de corrompre les euros purs dont la BCE a seule le privilège d’émission, l’Allemagne, cour constitutionnelle de Karlsruhe en tête, décréterait immédiatement l’impossibilité de rester dans une telle « union » monétaire devenue anarchique et la quitterait sur le champ, probablement pour refaire un bloc avec quelques suiveurs triés sur le volet (Autriche, Pays- Bas, Finlande, Luxembourg).
Quant aux autres nations, elles auront alors à choisir entre reconstituer un bloc alternatif ou bien retourner chacune à son propre destin monétaire, la France quant à elle tâchant de faire des pieds et des mains pour embarquer avec l’Allemagne… sans être le moins du monde assurée d’être acceptée à bord.
Cet éclatement serait-il voué à libérer des résurgences nationalistes ? C’est l’éternel argument des amis de l’Europe libérale et de la mondialisation réunies : l’état présent des choses ou bien la guerre… On pourrait commencer en leur faisant observer que l’état du continent tel qu’on l’a observé entre 1945 et 1985, et qu’un blind test leur ferait sans hésiter considérer comme l’enfer économique sur terre (protectionnisme, monnaies nationales, plan, souverainetés séparées, nationalisations, notamment des banques), a été des plus calmes sous le rapport des inquiétudes qu’ils feignent d’éprouver.
Poursuivant dans cette pente, on pourrait également leur faire remarquer, par un argument a contrario, que les nationalismes, les séparatismes et les extrémismes de droite ne se sont jamais si bien portés que depuis que les pays ont été soumis à la férule de la mondialisation libérale. Ce que je veux dire par là est en fait fort simple : il y a des formes d’internationalisme qui sont les pires ennemis de l’internationalisme.
Car il est bien certain que, sous couleur de grande intégration économique mondiale, malmener les corps sociaux comme l’aura fait la mondialisation présente, avec en prime le discours de « l’évidence » cosmopolite de la nouvelle oligarchie, naturellement doublé de son mépris moralisateur pour les « frileux » et les « repliés sur soi », est le plus sûr moyen de faire enrager les gens. Quand les salariats nationaux sont objectivement placés en situation d’antagonisme, par exemple par la férocité des formes variées de la concurrence (concurrence commerciale ou bien concurrence des territoires par les standards sociaux), il faut vraiment la candeur universaliste (pour ne pas dire la bêtise scolastique) des intellectuels pour aller leur faire la leçon sur le thème des horizons radieux du cosmopolitisme.
Et il est inutile d’en appeler à leur sens des solidarités internationales quand les conditions institutionnelles concrètes de l’« internationalisme » présent ont méthodiquement détruit ces solidarités. Comme toutes choses, l’internationalisme et le dépassement des nationalismes ont leurs conditions de possibilité, et ce sont avant tout des conditions matérielles. À tout le moins votre question pose le problème dans ses termes pertinents : les termes de la constitution et de la composition (positive ou négative) des affects communs. Il y a des affects communs d’appartenance nationale – et à leur propos il vaut mieux se tenir à la leçon de Spinoza : ni déplorer ni détester, mais comprendre.
Et il y a aussi de possibles affects communs de classe. C’est toujours la même question, celle des découpages, compartimentaux ou transversaux, selon lesquels se constituent les rassemblements. Quand ces derniers prévalent sur les premiers, ça peut en effet donner la première Internationale. Mais quelles sont les conditions de cette prévalence ? Je ne crois pas qu’il y ait de réponse générale à cette question. Parle seule la clinique affective de la conjoncture considérée. Si l’on envisage par exemple la question à l’échelle globale de la mondialisation, on pourrait dire que la dynamique ascendante du salariat chinois lui crée trop d’intérêt à la continuation d’un régime de croissance pour l’heure tirée par les exportations… et donc, plus largement, à un régime non coopératif du commerce international.
Pour que l’affect commun transverse l’emporte sur les affects communs nationaux et que se fasse jour le sentiment d’une solidarité de classe qui puisse réunir les salariats de pays différents, il faut préalablement les sortir du rapport d’antagonisme objectivement configuré par les structures économiques présentes, tel qu’il les rive à leurs intérêts respectifs sans la moindre perspective de leur dépassement spontané. D’abord parce que les agents ne suivent jamais que leurs lignes d’intérêt et que leur demander de s’en écarter est un songe creux s’il ne leur est pas proposé des intérêts de substitution. Solidarité n’est que l’autre nom d’un alignement ou d’une compatibilité d’intérêts – où la notion élargie d’intérêt ne renvoie pas exclusivement à des intérêts matériels (mais les comprend assurément).
J’aurais ainsi tendance à penser qu’un régime de protectionnisme modéré qui créerait pour l’économie chinoise les incitations à cheminer plus vite vers un régime de croissance autocentrée, tirée par la constitution d’un marché intérieur, ferait bien davantage et pour les salariés chinois et pour la possibilité de solidarités salariales internationales que tous les appels moralistes aux vertus de l’internationalisme abstrait. Car voilà le drame de cette idée « internationaliste » : je me demande si on ne peut pas en dire ce que Deleuze disait des Droits de l’Homme : c’est un gros concept (« gros comme une dent creuse » !). Son abstraction le voue à entrer dans la catégorie de ce que Spinoza nomme les « idées générales », un être d’imagination qui flotte en l’air sans aucun ancrage dans des situations historiques concrètes. Et de plus en plus, la discussion internationaliste séparée de ses cliniques affectives particulières m’apparaît comme un parfait non-sens.
Que dit alors la présente clinique européenne ? Que rien n’interdisait a priori de penser la constitution d’une union monétaire à moins qu’on ne lui donne la pire configuration possible – celle de Maastricht-Lisbonne ! Pour toutes les convulsions qui s’ensuivraient, l’éclatement de l’euro aurait au moins le mérite de nous débarrasser de ce fléau institutionnel et de recréer les conditions d’une construction alternative. L’opportunité sera-t-elle saisie ? Et si oui, par qui ? La seule chose que l’on puisse dire est que le départ de l’Allemagne ôte la difficulté principale, celle qui venait d’avoir soumis toute la construction aux obsessions idiosyncratiques d’un seul – encore une question d’affects collectifs et de leur compatibilité –, d’où avaient suivi : l’indépendance de la banque centrale, l’exposition par principe des politiques économiques aux marchés de capitaux, leur encadrement par des règles automatiques anti-démocratiques.
C’est le jeu de cet agencement institutionnel, dont nous voyons aujourd’hui les résultats tragiques, qui a fini par rendre cette monnaie européenne, et non l’idée d’une monnaie européenne en soi, odieuse aux peuples – à raison ! Pour peu qu’on leur propose un agencement institutionnel qui les soustraie à la maltraitance économique et politique de l’euro, une nouvelle monnaie européenne pourrait en principe voir de nouveau le jour, dans la foulée même de la précédente. Quand on y pense, le cahier des charges est assez simple – il se déduit par inversion radicale des caractéristiques de l’euro actuel – et a en fait pour unique ligne directrice le respect scrupuleux du principe de souveraineté.
En clair : 1) exclusion des marchés financiers du financement des déficits publics, c’est-à-dire de leur effraction comme tiers intrus au contrat social ; 2) soustraction des politiques économiques à des règles automatiques et restitution à des institutions politiques unifiées entièrement souveraines ; 3) annulation du statut d’indépendance de la banque centrale, remise dans le périmètre de la souveraineté démocratique. Et s’il ne se trouve ni volontés politiques d’une telle reconstruction ni dynamiques affectives communes pour les soutenir ? Alors ce sera évidemment le retour aux monnaies nationales qu’il faut justement qualifier : non comme catastrophe nationaliste certaine, mais comme occasion manquée.
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