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vendredi 17 janvier 2014

On pourrait passer de 15 000 médicaments à 150 sans dommage pour la santé !

C’est ce qu’affirment des médecins désormais assez nombreux et organisés. J’ai tendance à les croire : comme le montre la fin de ce billet, leur démarche est très sérieuse, ce qui ne veut pas dire incontestable. Ils précisent certes que cette modalité inouïe de « décroissance » sans diminution du bien-être, voire avec une progression de la qualité des soins, ne concerne que 95 % des pathologies, les plus courantes, dont certaines très lourdes (cancer, etc.). Cela ne change pas grand-chose à l’intérêt de leur évaluation. Peu importe d’ailleurs qu’à l’arrivée le processus engagé aboutisse à un chiffre de 100, 150 ou 200. Ce qui compte est l’ordre de grandeur. Il est stupéfiant.
J’avais publié il y a cinq ans un billet sur la production de « l’avidité médicamenteuse ». Il commençait par cette question : « comment l’industrie pharmaceutique parvient-elle à créer de toutes pièces des demandeurs et prescripteurs de médicaments pour continuer à faire croître sa production ? ». Je suis convaincu depuis longtemps que le marché du médicament est obèse et source de gaspillages considérables . Mais là, je suis bluffé.
Je dois cette information à un ami, Jean-Claude Salomon, médecin et Directeur de recherches honoraire au CNRS, membre du Conseil scientifique d’Attac. Il est l’un des animateurs du réseau Princeps, qui a mené ces travaux (voir le blog surmedicalisation.fr), avec entre autres Michel Thomas (Professeur émérite, médecin interniste, ancien chef de service, Faculté de médecine de Bobigny), grand spécialiste des « médicaments essentiels », et Omar Brixi (Médecin, enseignant et consultant en Santé Publique).
Des travaux menés… sans financement. Rares sont les recherches bien financées visant à montrer que, dans un domaine donné, une vive décroissance de la production et de la consommation ne conduit à aucune diminution du bien-être, mais permet en revanche d’énormes économies pour la collectivité. Des économies qu’on pourrait réorienter vers des activités à forte utilité sanitaire et sociale, notamment pour réduire les inégalités de santé.
L’enjeu financier d’une telle décroissance du superflu n’est pas mince ! Le marché des médicaments en France représente selon les sources entre 27 et 34 milliards d’euros/an (Insee, Tableaux de l’économie française, et Vidal). Pour ce qui est de la Sécu (régime général), les seuls « médicaments délivrés en ville » comptent pour 17 milliards dans ses dépenses en 2013 (CNAM, communiqué du 20/12/13).
Or, les 100 médicaments essentiels (environ) qui ont commencé à être recensés par ces médecins volontaires sont dans leur majorité des génériques, donc moins chers, et qui pourraient d’ailleurs être encore moins chers si la marge bénéficiaire des génériqueurs était simplement raisonnable.
Risque-t-on, avec une telle démarche, de « priver » les gens de médicaments dits « de confort » (une catégorie aux frontières éminemment discutables) dont certains ne sont peut-être pas inutiles pour le bien-être ? Non, car la plupart de ces médicaments ont été exclus des travaux en question. Ils relèveraient d’autres réflexions. Les auteurs de ces travaux ne se prononcent pas sur ce point, mais proposent en revanche le remboursement systématique à 100 % des médicaments essentiels selon eux.
La France semble encore détenir le record d’Europe en matière de consommation de médicaments par habitant (CNAM, point d’information, novembre 2011). La Suède a une espérance de vie supérieure d’un an à celle de la France (source). Ses dépenses publiques de santé représentent 7,8 % du PIB, contre 9,3 % en France, et, selon l’OCDE, les dépenses annuelles de médicaments par habitant y sont de 341 euros, contre 461 en France (source). Certes, de multiples facteurs interviennent pour expliquer un écart d’espérance de vie entre deux pays, mais la surconsommation de médicaments en France est patente.
L’OBJECTION ATTENDUE DE BIG PHARMA ET DES INDUSTRIALISTES : L’EMPLOI
On peut s’attendre à deux types d’objections. La première se réfugiera derrière la « liberté », celle des patients et celle des médecins. Elle ne sera pas la plus difficile à combattre si la preuve est faite qu’on peut soigner aussi bien (et probablement mieux, en réduisant les risques liés aux effets indésirables des médicaments) avec beaucoup moins de médicaments en circulation, et si les initiateurs de ces travaux parviennent à élargir leurs « réseaux d’intéressement ». D’autant que, comme en Suède (voir plus loin), les patients eux-mêmes se mettront à connaître de mieux en mieux la « liste » recommandée.
La seconde objection, comme d’habitude quand il s’agit de mettre fin à des productions inutiles ou nocives, sera celle de l’emploi. C’est une question de la plus haute importance, dont les syndicats se saisiront à juste titre. Il ne faut pas confondre ceux qui agiteront cette question en pensant en réalité aux actionnaires, et ceux qui le feront au nom des salariés menacés.
Les réponses devraient combiner deux niveaux. Au niveau global de l’économie nationale, aucune transition écologique et sociale, aucune bifurcation de la production impliquant qu’on produise nettement moins de certaines choses et nettement plus d’autres choses, ne peut vraiment réussir sans de nouvelles législations et conventions de sécurisation des parcours professionnels des salariés (et des non salariés). Mais ce sera très difficile si un autre partage du travail n’intervient pas simultanément pour réduire nettement le chômage.
S’agissant spécifiquement des emplois du secteur de la pharmacie, au sens large, ce sont des groupes de travail pluralistes qui devraient bâtir des scénarios de reconversion partielle, en se fixant une période et des étapes, en proposant des parcours et des formations, en examinant des expériences étrangères.
LES ARGUMENTS MÉDICAUX
On trouve les plus importants dans un article publié par une très sérieuse revue à comité de lecture : « Les 100 médicaments essentiels. Une approche de Médecine Interne », Revue de Médecine Interne 34, 8 (2013). Il est cosigné par neuf spécialistes, expliquant leur démarche, leurs résultats, mais aussi les limites de leurs travaux et le besoin de les prolonger, ce qui est en cours en mettant notamment dans le coup des médecins généralistes. Ils n’hésitent pas non plus à questionner le concept même de « médicaments essentiels », ce qui est bienvenu.
Cet article est très lisible par des profanes. On peut le télécharger via ce lien. En voici le résumé, par les auteurs :
« Propos : Il y a en France 4600 médicaments disponibles sous près de 15 000 formes galéniques [les médicaments concrets au sens usuel : comprimés, gélules, sachets, solutions buvables, suspensions injectables, etc.]. Alors que l’Organisation Mondiale de la Santé incite tous les pays développés à définir leur propre liste de médicaments essentiels, et que celle établie en 2008 par l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé est restée totalement confidentielle, un groupe d’internistes a décidé d’établir la « liste sage » (« wise list ») des 100 médicaments leur paraissant essentiels pour traiter 95% de la pathologie observée en France.
Méthodes : Dix internistes ont accepté en juin 2011 d’établir leur liste de 100 molécules indispensables. Une réunion des participants en décembre 2011 a dégagé un premier consensus et chargé cinq d’entre eux de faire des propositions dans les domaines où une dispersion avait été constatée et dans ceux qu’une majorité de participants avaient négligé. Après échanges par courrier électronique une deuxième liste consensuelle complémentaire a ainsi été validée mi-janvier 2012.
Résultats : Le premier consensus a retenu cinquante-quatre molécules (dont 9 molécules retenues par les 10 participants) et le second 46, constituant cette « liste sage » de 100 médicaments. Cinquante-six de ces molécules sont génériquées en juin 2012. Une comparaison de cette liste avec celles établies dans cinq pays de l’Union Européenne est effectuée.
Conclusion : Une telle liste est réalisable. Encore incomplète, elle bénéficiera de l’apport de 14 généralistes qui au travers la France ont établi une liste semblable, en cours de finalisation. La liste finale sera validée à plus large échelle au sein des sociétés françaises des Internistes (SNFMI) et des Généralistes enseignants (CNGE). » Fin du résumé.
Pourquoi ai-je évoqué dans le titre de mon billet un ordre de grandeur de 150 médicaments ? En raison des réflexions des auteurs eux-mêmes, lorsqu’ils écrivent ceci : « Notre liste, encore incomplète, bénéficiera de la comparaison avec la liste en cours de finalisation issue des 14 généralistes français, et par les débats au sein du Collège National de Généralistes Enseignants (CNGE) et de la SNFMI… Cela permettra de dégager à la fois le « fonds commun » aux deux types de pratique (et de pathologies rencontrées) et les différences… pour aboutir finalement à une liste validée et consensuelle, plus large (150 médicaments ?), capable de couvrir effectivement 95 % de la pathologie courante. »
EXPÉRIENCE SUÉDOISE
Enfin, l’article fait état d’une incontestable avance de la Suède. Extraits : « en Suède, les listes établies jouent un rôle incontournable dans le système de prescription… En 2012 le Comité pour les Médicaments et la Thérapeutique de Stockholm a publié une nouvelle liste, élargie à 219 médicaments de « premier choix ». Cette « kloka list » traduite en anglais par « wise list »… veut couvrir « 80 % des maladies courantes en soins primaires ». S’y ajoute une liste d’environ 100 médicaments additionnels pour les soins spécialisés…
Nous avons voulu, en nous fixant initialement la très forte contrainte de limiter à 100 notre propre liste, privilégier dans un but tout d’abord pédagogique les molécules qui nous ont semblé incontournables. Mais l’on peut rêver, qu’étoffée, celle-ci ait un impact plus grand. Ce qui est réalisé en Suède à cet égard montre l’efficacité possible d’une telle démarche : les Comités pour les Médicaments et la Thérapeutique ont été créés à l’échelon régional dès 1996. Surtout ils ont été d’emblée dotés d’un budget permettant leur fonctionnement efficace. La première « kloka list » a été publiée en 2001. Chaque année, en utilisant les médias grand public comme médicaux, les leaders d’opinion, une large information est faite auprès du public (300 000 exemplaires de présentation de la liste 2010 diffusés à Stockholm - 2 millions d’habitants) comme auprès des professionnels (outre la diffusion d’une version électronique, 30 000 exemplaires papier).
Ceci avec des résultats remarquables : Un tiers des de l’échantillon suivi du public connaissait la « kloka list » après la première campagne d’information de 2001 quand tous les professionnels en connaissaient le concept. L’adhésion à la démarche n’a cessé d’augmenter. En 2005, 85% des prescripteurs estimaient les recommandations dignes de confiance. L’adhésion à ces recommandations atteignait en soins primaires 83% en 2003 et 87% en 2009. Avec pour conséquences UNE MEILLEURE EFFICACITÉ THÉRAPEUTIQUE, MOINS D’EFFETS SECONDAIRES DÉLÉTÈRES…ET DES ÉCONOMIES.
Le paragraphe qui suit est de Jean-Claude Salomon, que je remercie.

Il me semble nécessaire de bien faire comprendre le contexte au sein duquel se place cette orientation des prescriptions médicamenteuses, vers une simplification indispensable, mettant en valeur les médicaments éprouvés et dont les effets sont bien connus. Depuis une trentaine d’années les entreprises pharmaceutiques ont pris l’habitude de mettre sur le marché des médicaments faussement innovants, en jouant du secret industriel pour occulter les résultats cliniques défavorables à leurs intérêts financiers. Cela s’est fait grâce à l’appui complice de l’autorité publique dans tous les pays développés. La révélation récente des innombrables conflits d’intérêts, de la tromperie sur les résultats et des dangers pour la santé des patients de ces dysfonctionnements majeurs, a conduit à une révision profonde des conditions de l’innovation, de la production, de la distribution et de la prescription des médicaments. Ces changements sont à leur tout début. Ils sont inévitables, car il apparaît que les anomalies graves, comme l’affaire du Mediator, ne sont pas des exceptions anecdotiques. L’exigence d’une médecine fondée sur des preuves rigoureuses (« evidence based medicine ») est une lame de fond qui prendra des années pour clarifier la manière d’agir pour la santé au bénéfice des patients et plus accessoirement à maîtriser des dépenses mieux redistribuées.

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