ous partageons aujourd'hui un très long papier de notre collègue Craig Willy, blogueur Franco-Américain basé à Bruxelles et animateur du blogEurope Libre(1), consacré aux affaires européennes.
« …nous n’avons trouvé aucun économiste américain soutenant de manière forte l’euro avant sa création. »
C’est peut-être la conclusion la plus frappante d’uneétude fascinante de la Commission européenne sur les jugements qu’ont portés les économistes américains (2)sur l’émergence de l’euro, tels qu’ils ont été exprimés dans 170 publications. Le document est instructif à plusieurs égards :
- premièrement en tant qu’une histoire intellectuelle de la pensée américaine sur l’euro, « l’interprétation américaine » qui en fait prédomine toujours ;
- deuxièmement en tant qu’une sorte de radiographie du « cerveau eurocratique » et de ses efforts à minimiser les critiques de l’euro ;
- troisièmement en tant que description du débat scientifique et international sur les mérites économiques de l’euro qui, comme le souligne les auteurs du rapport, a eu lieu presque exclusivement en anglais, et donc, n’a pas pu être compris par la grande majorité des Français.
Tout soi-disant expert sur les affaires européennes devrait lire ce rapport de 50 pages, malheureusement que disponible en anglais, ou sinon devrait lire cet article, qui résume son contenu et fournit des extraits traduits.
Le rapport a été écrit par deux fonctionnaires de la Direction générale pour les Affaires économiques et financières (DG ECFIN). Son idée générale peut être déduite de son titre : « L’euro : Ça n’aura pas lieu. C’est une mauvaise idée. Ça ne durera pas. Les économistes américains et l’EMU, 1989-2002 ». (« EMU » réfère à « l’union économique et monétaire », objectif et processus qui a aboutit à l’euro. J’utilise le sigle anglais parce que les débats internationaux et le travail de sa création passée et de sa gestion actuelle par les banquiers centraux et les fonctionnaires européens se fait quasi-exclusivement en anglais.) Le texte dans son intégralité est traversé par un contraste étrange entre d’une part une histoire intellectuelle neutre, voir bien disposée, sur leurs collègues américains et d’autre part une défense assez artificielle et peu convaincante de l’euro contre les théories économiques américaines.
Le moment choisi pour la publication du rapport était très peu opportun. Il fut publié fin 2009,exactementau moment que la crise de l’euro fit son apparence avec l’incapacité de la Grèce de se financer seule. Comme le nota à l’époqueP. O. Neill du blogue Fistful of Euros (3) :
Alors le timing est plutôt embarrassant. Novembre 2009 ce n’était pas vraiment le moment pour prétendre que les bébêtes économistes américains étaient trop attachés à la théorie des zone monétaires optimales pour comprendre la sagesse de la zone euro.
C’est presque aussi gauche que la fois où la Banque centrale européenne jugea que novembre 2011 fut le moment juste pour sortirune vidéo triomphalement pro-euro, figurant une belle femme sortant d’une jarre grecque pour traverser les euro-ponts de la prospérité(« pas aimée » à 95 % sur YouTube(4)).
Globalement, mes études d’histoire et de sciences politiques m’ont rendu sceptique sur le pouvoir des « théories » générales. J’ai trouvé les affirmations empiriques, limitées et méticuleusement documentées des bons historiens bien supérieures aux théories globales et universelles des politologues célèbres. Je plaçais les théories économiques que légèrement au dessus des théories des relations internationales en terme d’utilité prédictive. J’ai toujours trouvé que c’était vraiment injuste que les médias présentent souvent l’économie comme une science « dure » (je suppose parce qu’il y a beaucoup de graphiques et de maths pour avoir l’air sérieux) alors qu’en réalité cette science est à peu près aussi « molle » que la sociologie (et très certainement plus « molle » que la psychologie). Cette image célèbre de William Blake résumait à peu près mon attitude :
Mais il faut dire que les théories des économistes américains sur la zone euro, du moins, ont été largement confirmées par les faits. Les deux grandes critiques étaient : Primo, quel’Europe ne constitue pas une « zone monétaire optimale », et secondo, queles Européens sont trop divisés pour créer une union économique et monétaire cohérente. C’est frappant combien les économistes américains étaient unanimes dans leurs évaluations négatives et comment cela traversait tout le spectre politique. (N’y avait-t-il donc pas quelque part unechaire Jean Monnet (5)financée par l’UE pour défendre ce machin ?)
Par exemple, en décembre 1998, à la veille du lancement de l’euro, Paul Krugman, le célèbre économiste social-démocrate, ultra-critique de la gestion de la crise de l’euro, résumait l’opinion américaine ainsi :
Pendant sept longues années depuis que la signature du Traité de Maastricht a mis l’Europe sur le chemin d’une monnaie unifiée, les détracteurs ont averti que le dessein était une course au désastre. En effet, le scénario classique pour un effondrement de l’EMU a été débattu tellement de fois que pour des euro-geeks de longue date comme moi-même c’est comme si il avait déjà eu lieu[…].
Le héro libertarien (ultralibéral) Milton Friedman avait un point de vu similaire. Ces commentaires d’une interview de mai 2000 ont sonnent toujours juste :
D’un point de vu scientifique, l’euro est la chose la plus intéressante. Je pense que ce sera un miracle – bon, un miracle c’est un peu fort. Je pense qu’il est très peu probable que ça sera un grand succès.[…]Mais ce sera intéressant de voir comment ça fonctionnera.
Il était d’ailleurs peu préoccupé du fait que la valeur de l’euro avait beaucoup chuté comparé au dollar suite à sa création (ça avait atteint autour de 0,90 $). Lorsqu’il fut demandé si la dépréciation de l’euro était un « mauvais signe », il répondit :
Non, pas une seconde. Actuellement la situation est très claire. L’euro est sous-évalué ; le dollar est surévalué… Par rapport au dollar, l’euro appréciera et le dollar dépréciera.
Sur ce point il avait raison. La valeur de l’euro sous la direction régulière, voir mécanique, de la BCE atteint autour de 1,40 $, et même maintenant elle vaut plus que le dollar.
Mais pourquoi ces Américains de toutes les persuasions politiques étaient si sceptiques ?
C’est pas la faute aux méchants z’Anglo-Saxons
Il ne semble pas que ces économistes américains étaient particulièrement europhobes. Beaucoup de Français en particulier aiment croire que les « Anglo-Saxons » complotent contre l’euro, craignant l’ascension d’une superpuissance rivale. L’ancien président français Valéry Giscard d’Estainga accusé les banques anglo-américaines(6)de provoquer les problèmes de la zone euro et l’eurodéputé allemand Elmar Brok (ancien « homme à Bruxelles » de Helmut Kohl et d’ailleurs plutôt atlantiste)a évoqué une « guerre » américaine contre l’euro (7). (Ces hommes ne semblent jamais s’être posé la question de savoir si la construction auquel ils ont contribué serait imparfaite…)
Ce mythe doit mourir. Il n’y aucun signe que « les économistes américains étaient jaloux de l’euro » et étaient donc apparemment critique par rancune,comme l’a suggéré un économiste européen à la Banque mondiale (8). Il y a bien sûr des europhobes en Amérique, beaucoup même, mais ils ne se trouvent pas vraiment parmi les économistes fonctionnaires ou universitaires. Au contraire, les économistes des deux côtés de l’Atlantique formaient une communauté « d’eurogeeks » (eurobuffs, selon Krugman), qui connaissaient les travaux scientifiques des uns et des autres, et qui probablement pouvaient avoir une conversation intelligente sur le sujet de l’EMU plus facilement entre eux qu’avec leurs compatriotes.
Dans le cadre de l’intérêt national étasunien, les économistes universitaires cités par le rapport ne craignaient en rien l’euro. Ils étaient critiques, mais ils ne pouvaient craindre la nouvelle monnaie parce qu’ils ne pensaient pas qu’elle fonctionnerait. Plusieurs (Krugman, Barry Eichengreen, Rudiger Dornbusch) étaient en outre peu inquiets de la capacité de l’euro à « détrôner » le dollar en tant que monnaie de référence et de réserve mondiale parce que de toute façon ils ne pensaient pas que l’économie étasunienne bénéficiait beaucoup de ce privilège. Pour eux, selon les auteurs du rapport, « les bienfaits du seigneuriage provenant de l’internationalisation de l’euro serait mineurs ».
Le manque de sentiment anti-européen est particulièrement frappant chez les économistes travaillant au sein du gouvernement étasunien, soit pour les administrations présidentielles soit pour le Système de la Réserve fédérale (la banque centrale nationale et ses branches). Les auteurs du rapport considèrent qu’ils ont décrit l’EMU « dans des termes assez neutres et équilibrés. » (Ceux qu’ils citent sont presque tous peu critiques voir positifs.)
William J. McDonnough, le président de la Banque de la Réserve fédérale du New York, par exemple dit dans un discours de 1997 qu’il « serait une erreur de dire que les États-Unis observent cette perspective [l’euro] avec inquiétude » et affirma que « il semble certain que les changement important au rôle international du dollar et au fonctionnement du système monétaire international se produirait que progressivement et d’une manière qui serait facile à gérer ».
Les administrations présidentielles avaient des points de vu similaires. Un document de l’administration Clinton de mars 2000 intitulé « Les euro-implications pour les US » soutenait que « il est peu probable que l’euro ne provoque une chute soudaine de l’utilisation du dollar en tant que monnaie internationale dans un avenir proche, et une évolution au détriment du dollar sera progressif ». Également, leRapport économique au présidentde 1999 duCouncil of Economic Advisers(Conseil des conseillers économiques…) affirme simplement : « Les États-Unis saluent la formation de l’Union monétaire européenne. Les États-Unis peuvent profiter beaucoup de ce projet historique. Aujourd’hui plus que jamais, l’Amérique bénéficie du fait d’avoir un partenaire commerciale intégré de l’autre côté de l’Atlantique ».
Les auteurs du rapport de DG ECFIN eux-mêmes ne pensent pas que l’hostilité envers la construction européenne ait été une cause du scepticisme américaine, mais ce serait une motivation « probablement mineure ».
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